Le sens de Zéphyr

Nom d’un chien, il fait froid! Clément et moi nous réveillons à six heures sur la plage après une nuit un peu trop courte à mon goût et j’ai toutes les peines du monde à sortir de la tente. Mais quand faut bouger, faut bouger. Quelques exercices et un bon muesli un peu plus loin sous les premiers rayons du soleil, et la journée peut commencer. On retourne tout d’abord sur les quais où les pêcheurs matinaux lancent leurs lignes au côté de bidons grouillant déjà de petits poissons, la lumière des premières heures se prêtant bien pour y prendre quelques photos. En tout cas, Clément s’y donne à cœur joie, alors que de mon côté je m’affale rapidement sur un ponton pour une courte sieste…

Puis, nous attaquons une côte bien raide menant à l’acropole surplombant la ville où se trouvent quelques sites historiques potentiellement intéressants. C’est alors que l’on rencontre un personnage pour le moins atypique qui se présente à nous dans un français impeccable sous le nom de Slav le philosophe. Un type avec une tchatche assez impressionnante qui nous fait une petite introduction sur les origines d’Ohrid, du lac et de sa population de pêcheurs, combinant à l’Histoire factuelle une pointe d’étymologie tirée par les cheveux mêlée à un soupçon d’ésotérisme, avant de se proposer comme guide au tarif que nous pouvons lui accorder pour visiter les excavations récemment amorcées d’églises paléochrétiennes au sommet de la colline. C’est que cet original, voyageur à ses heures, historien en herbe à d’autres, mais érudit fou avant tout, mène une vie extrêmement simple et se contente de ce que ses connaissances parviennent à lui rapporter pour dénicher de quoi se mettre quelque chose sous la dent. Il aurait pu être un Diogène dans l’Antiquité ; on le traite de clochard au vingt-et-unième siècle. En tout cas, l’individu est suffisamment intéressant pour que l’on prolonge le temps passé en sa compagnie, donc on accepte. Bon, il ne nous apprendra rien d’absolument phénoménal ou révélateur, mais ce qui est sûr c‘est que l’on franchit l’enceinte d’un site archéologique sans que l’on nous demande quoi que ce soit et qu’il nous montre des mosaïques et des églises valant le détour, ceci tout en agréant le tour d’anecdotes et d’informations éclairant quelques aspects intrigants des lieux.

Après cette leçon inattendue de… d‘un peu tout au final, on reprend enfin la route pour continuer notre tour de lac en direction de l’Albanie. On s’était dit qu’en suivant cette trajectoire, on devait ainsi s’accorder un répit avec les dénivelés et jouir d’un après-midi tranquille sur ses berges, mais nous nous étions bien gourés. La chaussée décide d’onduler incessamment entre les collines, ne nous laissant que rarement une petite percée sur le rivage, et les seules vagues que nous sommes donnés à admirer sont les ressauts que forment l’asphalte au sommet de la prochaine montée. En plus, un sacré vent du Sud souffle sur nous bien de face, ce qui entrave considérablement notre avancée. Toutefois, on serre les dents, la tête dans le guidon, optimisant au maximum notre dépense d’énergie pour braver les éléments qui nous mettent à l’épreuve. Mais ce vent… toujours ce vent! Impossible de lui échapper, même pour un millième de seconde, il est là, toujours là, envoyant en continu ses rafales pour nous ralentir et, à l’instant où l’on pense pouvoir profiter d’une accalmie, il revient de plus belle avec ses plus violentes bourrasques. « Qui est-ce qui pousse le vent?« , m’avait-on une fois naïvement demandé. Je ne sais pas, mais il doit être bien malintentionné. Enfin, c’est comme pour tout, juste une question de perspective. Si on pédalait en sens inverse, il se révélerait bénéfique et, en plaçant notre référentiel sur un vélo en mouvement, on a presque tout le temps un vent de face. En ce moment, le frottement de l’air qui nous rafraîchit d’habitude a simplement pris un peu de vigousse et ralentit notre progression. Et qui sait? si l’on tend bien l’oreille, on remarquera peut-être qu’on nous a laissé un message dans son sifflement…

Après trente kilomètres de lutte acharnée, nous atteignons un point où la route s’élève sur quelques lacets pour plonger ensuite de l’autre côté vers la frontière séparant l’Albanie de la Macédoine. Soudain, tandis que nous reprenons notre souffle dans un virage, un taxi nous double et ses occupants nous saluent bruyamment au passage. Il s’agit en fait de quelques-uns des touristes rencontrés la veille se rendant vraisemblablement aussi chez nos amis les Albanais. Trop facile…
« C’était qui? me demande Clément qui regardait ailleurs.
— Une partie de la bande d’hier soir, je lui réponds, la Française, l’Américain et des autres.
— Et on appelle ça des backpackers...« 
Alors, ça ne manque pas, les commentaires commencent à fuser entre Clément et moi:
« Voyager en taxi… ça veut dire quoi?
— Ils ont sûrement dû faire la grasse mâte.
— En gros, c’est visiter un point A, puis prendre un véhicule pour visiter un point B.
— Ils voient vraiment rien...
— Et ça prétend voir du pays!
— Si ça se trouve, ils ont même pas remarqué qu’il y avait une montée.
— Y a vraiment que le vélo de vrai.
— Et ceux qui marchent aussi!
— Ouais, eux cest VRAIMENT des warriors.« 
On continue ainsi pour un moment à faire les nazis du voyage low budget, puis la discussion vire sur les cycles que nous avons respectivement rencontrés, sur les raisons qui nous ont poussé à partir et sur le sens profond du voyage. En tout cas, je me demande s’ils se souviendront qu’il y avait du vent ce jour-là.

Mais tout est vite oublié lorsque nous franchissons la douane avec tous les deux un second tampon albanais dans le passeport. Shqiperia! nous revoilà! Je commençais à sentir un petit creux moralement, un instant légèrement pesant de solitude, mais ce retour en terre albanaise booste littéralement ma motivation. Et ses habitants contribuent fantastiquement à ce regain de bonne humeur! Le panneau de bienvenue est à peine derrière nous et déjà nous encouragent les enthousiastes klaxons de la majorité des usagers de la route. On arrive ainsi rapidement à Pogradec, une ville bordant le lac et faisant plus ou moins face à Ohrid, où nous nous arrêtons dans un parc rempli de joueurs d’échec et de cartes pour nous enfourner un tardif, mais bon pique-nique. Clément décide d’y faire un petit tour, et je le rejoins lorsque je remarque qu’il a engagé la conversation avec un local. Ce dernier parle surprenamment bien anglais – c’est assez rare qu’ils puissent baragouiner quoi que ce soit dans le coin – et se présente sous le nom de Zephyr. Vraiment? comme le vent?! Alors c’était lui qui nous l’envoyait dans la gueule toute la journée… mais il a pas l’air si malveillant après tout. Au contraire, au bout de quelques minutes, il nous propose de le joindre pour casser la croûte et nous invite même pour passer la nuit chez lui. Au final, je crois que toute la journée, c’était tout bonnement lui qui devait nous appeler.

En plus, ça tombe bien puisque sa maison se trouve à quelques kilomètres au Sud de la ville, exactement sur le chemin que nous sommes sensés prendre. Mais tout d’abord, passons à table! Zephyr nous emmène dans un petit bistrot local où l’on déguste chacun une spécialité de la région, respectivement une soupe à la tête de veau et une autre à l’estomac. Un délice! Une véritable délicatesse à laquelle on fait suivre un savoureux dessert, le revani consistant en un mélange indescriptible oscillant entre flanc et pâtisserie. Et bien sûr, malgré nos virulentes, mais désespérément vaines protestations, on ne peut rien faire pour empêcher Zephyr de nous honorer de la légendaire hospitalité illyrienne. Pendant ce temps, la nuit a lentement englouti les bâtiments environnants dans son insatiable gosier, ce qui aurait pu rendre un peu compliqué le trajet en bicyclette jusque chez notre hôte, mais pas de souci pour notre ange-gardien perso qui repère en un rien de temps, juste de l’autre côté de la route, l’un de ses cousins conduisant justement les gens en mini-bus dans cette même direction. Nos deux-roues sont rapidement casés dans le véhicule, et c’est parti sur les vrombissements ronflants du moteur. Étrange comme sensation… cela doit faire bien longtemps que je ne m’étais pas laissé porter par un engin ne requérant pas la moindre once d’énergie de ma part.

Sa maison s’avère se situer au milieu d’une montée dominant la plaine au bout de laquelle scintillent vivement les lumières de la ville, alors qu’au-delà s’étend le néant abyssal du lac se confondant avec l’obscurité insondable de l’infini firmament. On descend dans une courbe de la côte, un endroit au milieu de rien depuis lequel on crapahute sur un chemin totalement ravagé, boux et cahoteux, avec le peu de lumière que nous avons à disposition. Un parcours que ni Wilhelm, ni moi-même n’apprécie beaucoup. Néanmoins, on arrive pour finir sans encombre chez Zephyr, un peu lessivé, mais ravis d’avoir un toit et un hôte sympathique pour cette nuit. Mais parlons-en de cet homme, car il mérite que l’on s’intéresse à lui pour un certain temps. Pour commencer, Zephyr est un autodidacte ; un véritable cerveau qui parle, en plus de l’albanais, italien, allemand et anglais. Pourtant, il n’a jamais pu aller à l’école à cause d’une maladie qui a profondément affecté son enfance. Ce qu’il sait, il le tient des bouquins, car c’est un passionné de lecture, et il a énormément lu. Il en connaît aussi un rayon sur le plan historique, donc il nous parle des grands personnages d’origine albanaise qui ont marqué l’Histoire, comme Skanderberg, la figure emblématique du pays qui occupait le poste de général dans l’armée ottomane, ou bien plus proche de nous, la fameuse Mère Teresa qu’il serait bien inutile de présenter. Selon lui, Atatürk aurait aussi ses racines dans la région, et même la mère d’Alexandre le Grand appartiendrait aux anciennes tribus illyriennes dont les Albanais sont les descendants. Il faudra que je fasse mes recherches à propos de tout ça.

À présent, notre ami vit dans cette baraque isolée avec son père qui, malgré son âge avancé – pas loin de la septantaine, si je me souviens bien -, travaille encore d’arrache-pied pour amener le pain sur sa table. De son côté, Zephyr fait ce qu’il peut pour dénicher du boulot, mais les meilleures opportunités restent à l’étranger. Dernièrement, il a par exemple bossé en Autriche comme peintre dans le bâtiment. On ne lui accordait évidemment qu’un salaire bien misérable pour l’Europe, cependant c’est toujours mieux que n’importe quel job qu’il pourrait trouver ici. Tout de même, c’est chaque fois impressionnant de se retrouver face à ces gens, ne vivant pas du tout si loin de chez nous, mais dans une situation aussi précaire, trimant dans un monde si différent, et malgré tout faisant preuve d’une incroyable générosité, même avec nous qui arrivons droit des pays les plus favorisés.

En deçà, ce qui m’impressionne aussi énormément chez ces Albanais, et aujourd’hui en particulier avec Zephyr, c’est leur saisissante tolérance religieuse. Dernièrement, il a par exemple bossé en Autriche comme peintre dans le bâtiment. Le pape François Ier a d’ailleurs choisi Tirana, la capitale où bien sûr l’islam prédomine, comme première destination vers l’étranger à la suite de son intronisation précisément pour cette raison. Mais pour mieux comprendre le phénomène, il faut voir la vidéo de son arrivée pour laquelle une véritable foule en liesse – je le rappelle encore, à majorité musulmane – l’accueille comme si le messie en personne venait leur rendre visite. Je ne pense pas que l’équivalent se reproduirait dans beaucoup de pays… Mais ils sont tout simplement heureux, que le Vatican, que l’homme le plus important de l’Église catholique lui-même ait retenu leur patrie parmi tant d’autres, et il faut les entendre en parler, les gens que nous rencontrons, tellement fiers et s’emballant à chaque fois lorsqu’ils nous relatent l’évènement. Moi, je ne peux m’empêcher de sourire face à leur réaction, un peu similaire à celle d’un enfant chez qui le père Noël serait passé, teintée d’un brin de naïveté, d’un attendrissant soupçon de candeur.

Enfin, entre toutes ces passionnantes discussions, on n’en oublie pas de savourer l’instant présent, confortablement installés dans les canapés avec les braises qui rougeoient dans la cheminée et dégustant un café turc, tout en piquant de temps en temps parmi les marrons chauds qui garnissent la table. Un agréable moment, mais un plaisir bien éphémère que, le lendemain, vient nous rappeler les cendres d’un matin froid et humide. À l’extérieur, il pleut, alors on retarde un peu l’heure de notre départ. Cependant, l’averse finit par s’estomper et à neuf heures, il est temps pour nous de partir et de faire nos adieux à Zephyr. Un hôte que l’on aura un peu fait voyager, ici, depuis son salon, mais surtout un hôte qui aura fait notre voyage aujourd’hui, qui nous aura accompagnés toute la journée, tout d’abord discrètement, à contre-sens, pour finalement nous emporter avec lui et nous en dévoiler le sens.

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Un commentaire pour Le sens de Zéphyr

  1. Clément dit :

    Un grand homme ce Zéphyr… Ça fait plaisir de se remémorer cette belle rencontre avec lui grâce à ton article. Je l’ai même trouvé un peu court d’ailleurs, tant les souvenirs refont surfaces avec profusion 😉

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